Chaos formel pour une tragédie pyromantique
Après La dispersion (1969), Fils (1977), Un amour de soi (1982), La vie l'instant (1985), Serge Dubrovsky (1928-2017) dévoile dans Le livre brisé (1989) son intimité conjugale avec Ilse, une autrichienne 23 ans plus jeune que lui. Par l'écriture, le nonce impudique de l'autofiction se venge de la vie et de ses petites misères. Roman après roman, il digère les morceaux amers de l'existence, règle ses comptes avec les femmes qui ont compté, solde les mécomptes : « Si j'écris, c'est pour tuer une femme par livre ». Jamais il n'aurait imaginé que cet épigramme métaphorique se dépouillerait un jour de son symbolisme et se transformerait en prophétie.
Le livre brisé s'ouvre sur la période sombre des années 40, sur la terreur du jeune Doubrovsky d'être raflé. Des mois à se terrer tel un animal traqué, à faire le mort pour ne pas crever. Alors que la France commémore le quarantième anniversaire de l'armistice, l'écrivain d'origine juive se souvient qu'il l'a échappé belle, d'un rien. Sauvé par sa bonne étoile, en la personne d'un gendarme prévenant la famille Doubrovsky de son éminente arrestation. À l'approche de la soixantaine, Doubrovsky fait le point, rafraîchit son passé, défriche ses souvenirs et dépose sur le papier un bilan déplumé de toute vanité : « Qu'est-ce que j'ai fait de ma survie ». Nostalgique, il ressuscite l'un après l'autre ses amours de jeunesse. Impair monumental. Ilse, son épouse, met le holà, se cabre à la lecture du manuscrit, vitupère, rue dans les premiers rencards de son mari. Elle exige d'être au cœur de l'histoire, au centre de l'arène et du halo littéraire : « Puisque je partage ta vie, je partage ton livre ! ». Doubrovsky, quinaud, obtempère. Interruption involontaire romanesque. Il veut à tout prix éviter une nouvelle guerre. Fût-elle des sexes. Il a déjà essuyé sa ration de tranchées conjugales. Il aspire désormais à naviguer sur un long fleuve tranquille et désamorce tant que possible les conflits. Il prend donc l'embranchement, change son fusil d'épaule, déporte le récit sur sa romance avec Ilse, laquelle se déploie entre la France et les états-Unis où Serge enseigne. Tout sauf une sinécure. Chez Doubrovsky, l'amour n'est pas de tout repos : « Si on pouvait se lire mutuellement dans les pensées, pas un couple qui n'éclaterait au bout d'une heure ». Les différences d'âge, de caractère, de projet de vie écartèlent l'union sacrée. Les divergences diluent l'idylle. En guise de discorde cardinale, Ilse entend procréer, Serge simplement créer. Quand Ilse force le barrage, Serge surélève les remparts : « Si tu ne te fais pas avorter, je divorce ! ». Bagatelles pour un massacre.
D'avortement en fausse couche, le couple déraille, subit l'hémorragie des sentiments. Ilse perd le nord. L'inassouvissement de son désir d'enfant avive ses écarts cyclothymiques. De déprimes en bitures, Ilse écope, s'enfonce, se détruit à petit feu. De fréquents orages éclatent. Font tanguer le conjungo. Le professeur, déboussolé, en perd son latin et sa maîtrise : « Quand ma femme a ses excès de boisson, j'ai mes accès de meurtre ». Pluie d'injures, rafales de torgnoles, raffut domestique, rififi à New-York, ramdam à Paname. La fureur de vivre se déchaîne en d'apocalyptiques sérénades. À deux on est plus fort, la puissance de l'égo culmine, l'orgueil se rengorge, les escarmouches font plus mal. Sur le versant nord de sa destinée, Doubrovsky ne peut se passer de femme, la solitude le ronge, l'absence de l'être aimé l'angoisse. Sur le versant sud, l'osmose à deux semble utopique, impossible. Équation insoluble, entre-deux intenable. Jamais en paix avec lui-même, le rescapé de la guerre : « Le malheur, c'est que les autres, si l'on n'est pas construit pour vivre avec, on est encore moins bâti pour vivre sans. Voilà où le célibat me blesse. Tout seul, je suis l'ombre de moi-même ». Le spécialiste de la littérature française accommode le Cogito cartésien à sa sauce : « Elle pense à moi, donc je suis ». Serge et Ilse s'aiment, entre coups et caresses, s'entredéchirent. Ciel écarlate entrecoupé d'azurs furtifs. Paroxysme passionnel. Requiem pour un désastre.
Au fur et à mesure de l'élaboration du roman, Ilse joue le rôle de critique et de boutefeu. Elle pose ses critères, porte la contradiction, émet des réserves, enrichit le regard borgne de l'égographe. Elle parasite son péan iréniste, édulcore son outrecuidance, épingle sa complaisance. Cisaille, ergote, pinaille. L'auteur n'est plus maître en sa demeure littéraire. Éjecté de son piédestal, il doit composer avec l'intervention intempestive et les chinoiseries quérulentes d'un tiers. L'épouse zélée veille au grain, sélectionne les semences, écarte l'ivraie, réfrigère l'ivresse du créateur tout-puissant. Doubrovsky boit la tasse, le calice jusqu'à la lie. Jusqu'à l'hallali final.
Loin d'être un huis clos entre les deux tourtereaux, Le livre brisé multiplie les entrées. Doubrovsky digresse, dévide à l'envi les fils de son passé, pioche dans ses souvenirs d'enfance, se penche sur la vie de Sartre qui s'épanche dans Les mots. Il se livre également à une profonde réflexion sur l'acte d'écrire, exercice auquel il est irrémissiblement lié à la vie à la mort : « Dans les mots, j'ai trouvé LE remède... Par écrit, notre vie prend sens ». Mais l'écriture, en rendant l'existence de Doubrovsky consistante, l'en éloigne également. Nouvelle aporie : « Un mec tordu, un sacré zigue. En zigzags. Toujours entre le zist et le zeste que j'existe ». Doubrovsky se donne corps et âme à la littérature. Au détriment de ses proches. Il reste sourd aux signaux de détresse, aux suppliques de sa femme. Dans ce désordre artistique, ces incessants aller-retour entre le passé et le présent, le futur antérieur et le moins que parfait, la tragédie prend peu à peu sa texture définitive.
Ilse, coriace, met le pape de l'autofiction au défi de dire toute la vérité. Elle l'exhorte, le provoque tandis que lui, hésite, tergiverse, tenaillé par un mauvais pressentiment. Finalement, tel un bellâtre plongeant d'un promontoire, il relève le challenge de l'absolue transparence. Sans se rendre compte que certaines révélations pourraient ébranler la femme fragile qu'est Ilse. À trop jouer avec le feu, les apprentis artificiers risquent de réduire en cendres leur amour.
Quand Doubrovsky apprend par téléphone la disparition soudaine de sa femme, il décroche, son âme s'empale sur le néant, ses espoirs partent en fumée. Trou noir. Funérailles. Incinération. Réminiscence crématoire. Réplique holocaustique. Fin du roman ? Pas tout à fait. Dévasté, le veuf se raccroche aux mots, dévie le cours de son récit. L'archéographe, dégrisé, s'arrache à son égophorie, consacre la fin du livre à sa défunte femme. À sa poisse, ses appels à l'aide, ses tocades suicidaires, ses leitmotivs térébrants. Ilse n'a jamais été aussi présente dans la tête et le cœur de Serge que depuis qu'elle a déserté sa vie. On ne meurt pas à 37 ans. Brisé par le deuil, Doubrovsky ne comprend pas, se cogne à la vacuité, se rencogne dans sa prison, l'introspection. Il enquête, rembobine le fil de leurs ultimes conversations, se remet en cause, culpabilise. Il trace l'origine, la raison de ce suicide accidentel. Jusqu'à en perdre la sienne. La vie tient à peu de choses. Serge serait-il responsable de la mort de sa femme ? Ilse est-elle la dépouille sacrificielle de l'écriture ? La plume de l'écrivain est-elle l'arme du crime, l'instrument à vif de la torture ? « Mon encre l'a empoisonnée ». La lecture du chapitre « Beuveries » a-t-elle achevé celle qui se défendait d'être alcoolique ? Doubrovsky, l'homme, est-il un monstre ? Début de réponse à la fin du livre : « Ma vérité pue ».
Le livre brisé, Prix Médicis 1989, est une œuvre unique dans l'histoire de l'art, un récit éminemment troublant dans la mesure où une personne en chair et en os en infléchit le cours, d'abord par son immixtion dans la narration puis par son décès, lequel bouleverse l'auteur. Doubrovsky brouille avec maestria la frontière entre le réel et le littéraire, décape la ligne de démarcation entre le vécu et l'écrit : « Ma vie est le support de mon roman, mon roman est le soutien de ma vie ». Héraut de l'autofiction qu'il définit comme « un récit dont la matière est entièrement autobiographique, la manière entièrement fictionnelle », Doubrovsky retranscrit son expérience, s'attelle à « dégraisser la banalité du quotidien, garder le nerf, la nervure de la vie ». En orfèvre de la décantation solipsiste, Doubrovsky filtre, condense, sublime, quitte à ne garder que la part la plus rutilante de la vérité : « Dès qu'on raconte, on truque ». Sautillant de période en période tel un somnambule errant dans les limbes du révolu, Doubrovsky se joue de la temporalité, déjoue tous les repères. Il compose à l'aveugle une chorégraphie du fragment et embarque dans cette valse chronocidaire sa moitié, à demi mutilée.
L'architecture déstructurée, disloquée, désordonnée de ce roman recèle un travail colossal sur le langage, le signifiant, les sonorités. La prose martyrisée de ce texte truffé d'ellipses, rempli de blancs, émaillé de majuscules réverbère la puissance lumineuse de l'inconscient, en transfigure l'incohérente éloquence. Les phrases cahotantes, atrophiées, dépourvues de ponctuation reflètent une langue en loques elle-même révélatrice d'une personnalité fracturée, d'une conscience émiettée, d'un schème schizophrénique. En rapiéçant ad infinitum son passé, Doubrovsky tente de ravauder une identité précaire, claudicante, lacunaire. Il lui manque d'avoir tué ou d'avoir péri durant la guerre. D'avoir agi.
Cette quête infinie et infernale a conduit Doubrovsky, perpétuellement tiraillé entre la France et les états-Unis, entre le français et l'anglais, entre l'écriture et l'enseignement, entre l'ipséité et l'altérité, à construire, livre après livre, au gré d'une sciamachie acharnée contre l'indicible, une fresque intime majestueuse, faite d'ombres et d'arabesques : « À force de jouer, de roman en roman, au Narcisse fictif, je suis attelé à un travail de Sisyphe ».